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Nous avions quitté Woodfjord et visé l’atoll de Moffen, où vit une colonie de phoques. Les courants qui amènent le bois flotté craché par les rivières sibériennes approvisionnent particulièrement bien l’embouchure de ce fjord, et lui ont donné ce nom. Après nous être péniblement déhalés en tirant des bords pour en sortir, nous croisions régulièrement des troncs imposants, paisibles mais inquiétants. Nous saluâmes la colonie de morses de Moffen et y restâmes quelques heures au mouillage avant de poursuivre notre route, au cap 30°.

Nous progressions au près, sur une mer grise et calme, sans vague et recouverte d’un ciel tout aussi gris et peut-être plus humide encore.

Le bateau, parfaitement équilibré, à peine gité, filait comme sur un rail. Nous croisions des growlers de plus en plus fréquemment, jusqu’à en avoir en permanence en vue, puis à croiser la route de quelques plaques de banquises. Entre elles, des morses nous saluaient parfois.

*23 juillet 2021

Nous avons fait, la nuit dernière, quelque-chose de terriblement excitant. Nous avons mis le cap au Nord-Est depuis Moffen, vers la mer au Nord de Lagoya, résolus à trouver la glace et voir jusqu'où nous parvenions à nous y enfoncer. Nous avons ainsi progressé parmi des growlers et bancs de glace d'une densité croissante, jusqu'à ne plus pouvoir avancer, perdus dans un labyrinthe de banquise. Nous nous sommes alors amarrés, comme à un quai, à la banquise, et nous sommes promenés sur la glace fracturée.*

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Les cartes des glaces, publiées par l’institut polaire norvégien à partir d’observations satellitaires, confirment nos observations. A moins que ce ne soit l’inverse. Quoi qu’il en soit, la banquise occupe bel et bien tout l’espace situé au Nord de Nordaustlandet. Quand bien même nous trouvions un étroit corridor ouvert entre la côte et les glaces, il serait extrêmement téméraire de nous y engager tant que les glaces restent proches de la côte. En effet, cette dernière ne présente pas d’abri, et il suffirait d’une bascule du vent pour que nous nous retrouvions coincés entre la glace et la côte, nous condamnant alors soit à un échouement, soit au broyage entre des plaques de banquise.

Les grandes plaques, très lentes, semblent inoffensives,

mais les forces en présence sont en réalité extrêmement fortes et si nous devions nous retrouver coincés, la coque de Baladin ne résisterait pas plus de quelques minutes. Il y a quelques années, un solide voilier en aluminium s’est fait broyer dans le Nord du Canada, après s’être trouvé coincé entre deux plaques de glace dérivantes.

Amarré aux broches à glace, par un vent léger, notre bateau semble en sécurité.

Mais toutes les 10 minutes, nous devons le déplacer avant d’éviter qu’il ne se retrouve coincé entre deux plaques.

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Quelques dizaines de milles au Nord de l’île Lagoya, nous atteignons notre point d’avancée maximale vers le Nord.

Nous sommes à un millier de kilomètres du pôle Nord, et la mer qui nous en sépare est entièrement gelée. Je voulais trouver les glaces, naviguer entre elles, m’y amarrer. L’un de nos objectifs est atteint. Lorsque nous en repartons, après avoir largué la dernière broche à glace et salué la plaque de glace qui nous hébergeait, le compas indique le Sud. Nous passerons par le détroit d’Hinlopen, et après trois mois à naviguer vers le Nord, nous faisons route pour la première fois vers la France. Comme le cheval qui sent l’écurie, Baladin n’accélèrerait-il pas un peu ?


En marchant sur la banquise, en m’y amarrant, j’étais euphorique. Et une semaine plus tard, je repense à cette euphorie.

30 juillet 2021

C'est l'euphorie qu'il faut chercher. Le meilleur sentiment de vivre. Et un sentiment plus intense, pour moi du moins, que le bonheur et le plaisir. Il s'agit d'une joie dévidée, volontaire et incroyablement optimiste, qui néglige le contexte. Une excitation heureuse et effrayante à certains égards, qui fait oublier les considérations matérielles et les obstacles et incite à faire de belles choses, des conneries. Les meilleurs souvenirs viennent souvent des conséquences d'un moment d'euphorie. Une musique appropriée, un soupçon d'alcool et les bons camarades contribuent à l'euphorie, mais elle s'attache surtout à un projet engageant. Elle se rapproche de l'enthousiasme mais y ajoute une pointe de folie et d'irrationalité, voire de déni positif.

A nouveau en mouvement, nous reprenons le rythme des quarts et celui de nos lectures.

Je lis L’écume des jours, et note quelques réflexions de Colin : "Je suis à la fois désespéré et horriblement heureux. C'est très agréable d'avoir envie de quelque-chose à ce point là."

Mais Théophile me tire de mes méditations. L’odeur des pancakes m’aide à le pardonner d’avoir sacrifié les derniers oeufs de l’avitaillement.